Voilà maintenant une semaine que l’une des grand-messes du cinéma mondial vient de rendre son verdict et, à bien tendre l’oreille ici ou là, ou à bien tourner les pages de toute la presse hexagonale, il semble bien qu’un seul bilan s’impose : le cinéma français est celui qui est ressorti comme le grand vainqueur de ce Festival de Cannes 2015. Cocorico ! Alléluia ! Et-un-et-deux-et-trois-zéro ! On a eu le droit à tous les cris de joie. Tout le monde en semble ici fort heureux et n’a pas manqué de l’exprimer, des producteurs aux critiques, le tout en passant jusqu’aux hommes et femmes politiques. Voilà qu’on nous dit que ce triomphe est bien la preuve que le cinéma français n’a jamais été aussi vivant, créatif, au sommet de son art, etc... Bref, on nous rabâche les oreilles pour nous rappeler à quel point nous avons raison de nous attacher viscéralement à notre sacrosainte « exception culturelle ». Après tout, quoi de mieux qu’une pluie de récompenses issues d’un festival mondialement connu, au jury international de grand choix, pour valider cette délicieuse certitude ? La chose semble si évidente, et pourtant…
Moi quand j’ai entendu le palmarès tombé, je n’ai pas pu m’empêcher de me rappeler cet article que j’avais lu sur Slate et qui avait été publié un jour avant l’ouverture du dit-festival. Le titre se suffisait à lui tout seul : « Cinéma français à Cannes : attendons que les récompenses pleuvent ». Car oui, selon les calculs de ce bon vieil ami Thomas Messias (que je salue au passage), il y avait 93,2% de chances qu’un film français reparte avec un prix. En bon prof de maths qu’il est, il l’annonçait déjà – c’était écrit pour lui – il n’y avait nul besoin de voir les films ou d’attendre les critiques pour l’affirmer haut et fort : les Français ressortiraient du festival sous une pluie de lauriers. Il suffit donc de se rappeler à ce seul article pour comprendre qu’il y a un loup dans l’enthousiasme irénique que tous expriment en ce moment à l’égard de notre glorieux cinéma national. Parce que oui, je le dis et je l’affirme, avec moins de sciences dures que le bon Saint-Thomas, mais avec une bonne couche de mon expérience en sciences sociales : non, le palmarès de Cannes n’est pas l’annonce d’un triomphe du cinéma français. Au contraire. Non seulement ce palmarès est le signe de sa totale déliquescence artistique, mais en plus, c’est aussi la démonstration que le Festival de Cannes est en train de lentement sombrer avec lui… Pour ceux qui ne comprennent toujours pas comment je peux me permettre de telles affirmations, les paragraphes qui suivent sont là pour ça…
Démonstration par l’absurde…
Alors je l’annonce tout de suite, mon but ne sera pas ici de paraphraser l’article de Thomas Messias. Malgré tout, il me semble difficile de passer outre la tentation de s’appuyer sur sa démonstration pour exposer à quel point la considération artistique ne pèse finalement que peu de choses dans le processus électif du festival pour désigner ses lauréats. En gros, pour faire vite, puisqu’il avait sept prix à distribuer, que les films en compétition étaient au nombre de dix-neuf et qu’un quart d’entre eux étaient français, alors – calculatrice, probas, pif-paf-pouf – il ressortait qu’il existait 93,2 % de chances que la France reparte au moins avec une récompense. Mais aussi 63,4% de chances qu’elle reparte avec au moins deux trophées. Au final elle en a eu trois. Elle est déjà là toute l’absurdité du dernier Festival de Cannes. Sa sélection. Vous pouvez constituer n’importe quel jury, qu’il soit présidé par les frères Coen, Christopher Nolan ou Takeshi Miike, le résultat sera toujours le même. Il suffit juste d’orienter la sélection pour s’assurer du résultat. Aucune chance pour les Coen de récompenser Mad Max : Fury Road si celui-ci est hors compétition. CQFD…
Et pourtant – à croire qu’on avait envie d’y croire – tout le monde a foncé dans le panneau, la tête la première. Personne ne s’est interrogé vraiment sur ce que signifiait ce palmarès. Vous allez me dire, ce n’est pas le rôle du journaliste que de se risquer à des interprétations. Dire qu’il y a peut-être une couille dans le potage et que ce palmarès est potentiellement le résultat d’un calcul un brin tordu de la part du Festival, ce serait après tout livrer une interprétation personnelle et sortir de l’indispensable neutralité du journaliste. Pourquoi pas. Peut-être qu’effectivement le rôle d’un journaliste n’est que de livrer l’information de manière brute, sans interprétation. Seulement voilà, ce n’est pas à cela que s’est livrée la presse dans sa grande généralité. Elle ne s’est pas contentée de dire : « Palme d’or pour Audiard ; prix d’interprétation pour Lindon et prix spécial pour Varda… » Non… Elle a bien parlé de triomphe du cinéma français… Oui, elle a relayé le mythe… A quoi bon mettre de telles œillères pourriez-vous vous demander ? C’est pourtant simple. Et pour le comprendre il suffit juste d’accepter de changer de paradigme. Il suffit juste de retirer de notre logiciel de pensée que le but du Festival de Cannes est de récompenser le cinéma en tant qu’art…
L’art du politique et la politique de l’art…
Mais si Cannes n’est pas un festival promouvant l’art, que peut-il être ? C’est bien simple. Pour le comprendre il suffit de regarder qui le finance et qui le dirige. L’Association française du Festival International de Cannes c’est un budget de 20 millions d’euros, issu pour moitié de fonds publics et pour autre moitié de fonds privés issus des milieux professionnels du cinéma hexagonal. Le CA est donc à la fois composé des éminences grises du ministère de la Culture mais aussi d’autres éminences en provenance de TF1, M6, Arte, Canal+, Gaumont, Pathé, etc… Qui le dirige ? Pierre Lescure, ancien président de Canal+, gros investisseur dans le cinéma français, mais aussi proche de l’actuel gouvernement socialiste pour lequel il a présidé une commission sur l’avenir d’Hadopi. Vous voyez où je veux en venir ? « Ah non c’est trop gros ! Trop démagogue ! » se disent peut-être déjà certains d’entre vous. Et pourtant, seriez-vous à ce point naïf pour ignorer que le Festival de Cannes est avant tout une association créée par et pour l’Etat et certains industriels français ? Revenez simplement sur la genèse du festival pour vous en convaincre. Quand Jean Zay – un ministre ! – créé le Festival de Cannes durant l’entre-deux-guerres, c’est pour lutter contre la Mostra de Venise qui se fait le diffuseur du cinéma propagandiste italien et allemand. Le Festival de Cannes est avant tout un outil POLITIQUE. Et ce qui était vrai hier l’est encore aujourd’hui…
En 2015, où est l’intérêt de l’Etat ? Où se trouve l’intérêt des grandes industries du film français ? Il se trouve pour l’un dans la promotion d’un certain discours politique et pour l’autre dans la promotion des produits Made In France… Alors le calcul est simple. Puisque Cannes a réussi à s’imposer comme LE festival de propagande politique depuis le lendemain de la Seconde guerre mondiale, alors il faut l’utiliser pour vendre soit du film français, soit du film qui regarde le monde comme le gouvernement français entend nous le montrer (et si possible les deux). Ainsi, l’art n’a que peu ou prou son mot à dire. Ce qui compte c’est ce que le film dit, pas la manière dont il le dit. On nous parle de la rudesse de la société, des méchantes injustices sociales, de la dureté du monde ? Mais voilà exactement la came misérabiliste avec laquelle le monde bobo-parisien entend endormir la masse ! Ne réfléchissez pas, émouvez-vous et – par pitié – dites-vous que les choses pourraient être bien pires vous concernant au regard de ce que vivent ces pauvres Dheepan et Vincent Lindon ! Apitoyez-vous. Contentez-vous de ce qu’on vous avez. Dormez… Et pour qui doute encore que seul le sujet compte à Cannes, allez voir La loi du marché qui est déjà en salles, et posez-vous la question de savoir où se trouve la technique de l’artiste dans ce film. Un ami qui l’a vu aussi m’a dit que ce film ressemblait formellement en tous points à ce que pouvait fournir un élève de lycée lambda qui passe l’option audio avec sa petite caméra à bas prix. Oui, c’est ça la sélection de Cannes. Parmi les 19 meilleurs films du monde se trouve donc la production d’un banal élève de CAV… Franchement, ça ne choque personne ?
Cannes et l’art de la duperie sociale : so french…
Mais bon, les démonstrations pourraient se multiplier à l’envie, la vraie question serait plutôt : « A-t-on vraiment envie de voir ? » Après tout n’est-ce pas ce qu’on attend du Festival de Cannes ? A défaut de nous faire rêver, au moins nous endormir un instant ? Oui, la France va bien. Oui, les rigidités de nos structures sociales sont certes lourdes mais elles nous sont tellement bénéfiques. C’est vrai qu’il a l’air austère et creux notre cinéma comme ça à première vue, mais regardez, visiblement les plus grands spécialistes du monde ont l’air de reconnaitre que c’est là le meilleur cinéma qui existe actuellement ! Et attention, ce sont les Coen qui nous le disent ! C’est Spielberg ! C’est Sean Penn ! Pourquoi vouloir percevoir les trucages alors que la féerie de l’illusion qu’on nous projette est si belle et réconfortante ! Ah ! Ça nous ressemble tellement…
Alors certains sceptiques trouveront certainement encore des arguments pour sauver cette belle mascarade qu’est le Festival de Cannes, en affirmant que malgré tout, sans renier tout ce que je viens de dire, il peut encore s’exprimer au milieu de tous ces enjeux une vraie perle, un bijou qui marquera les esprits et l’histoire du cinéma. Et ceux là s’appuieraient alors certainement pour justifier leur propos sur les quelques pépites que ce Festival a su mettre en valeur par le passé : MASH, Taxi Driver, Apocalypse Now, Sexe Mensonge et vidéo, Sailor et Lula, Pulp Fiction ou bien encore Elephant ! Eh oui, c’est vrai que, pour le coup, le Festival savait conjuguer ses exigences sociales avec les exigences formelles du cinéma. Oui, mais d’un autre côté, comme par hasard, c’était là une période où le cinéma français était bien rarement représenté, et encore moins titré (notons durant cet âge d’or les deux seuls Salaire de la peur en 1966 et Sous le soleil de Satan en 1987). Seulement voilà, c’était peut-être une époque où la France sentait moins l’importance de justifier son rang ; c’était peut-être une époque où le cinéma français avait moins de difficulté à se vendre… Mais les Trente glorieuses sont désormais bien loin. Le verrouillage d’un cinéma hexagonal autour d’une élite restreinte finit par afficher ses conséquences : cinéma qui s’appauvrie dans ses savoir-faire, qui se monolitise dans les sujets qu’il aborde, qui se ferme aux courants et aux cultures extérieures, navigant seul dans les eaux troubles d’une déchéance proche dont tout le monde commence à se détourner… Ouvrir les yeux sur une telle dynamique, ce serait appeler à remettre en question notre manière actuelle de fonctionner ; ce serait nous inviter à faire sauter les privilèges, à réoxygéner la bête avec du sang nouveau… Mais accepter cela pour le cinéma ce serait le suggérer pour la société toute entière. L’élite en place ne peut pas se le permettre. Alors vendons du rêve. Affichons les dorures du Versailles de la Croisette. Montrons à quel point le monde est ébloui par notre splendeur, et soyons nous-mêmes éblouis par l’éblouissement que nous voulons voir chez les autres. Alors oui, convainquons nous. Le cinéma français a triomphé dans un festival international où Angelina Jolie et Brad Pitt sont venus… Allez, laissons-nous duper, ça nous permettra de ne pas avoir à trop se poser de questions.
Conclusion : la « magie » du cinéma…
Autrefois, quand on voulait duper la plèbe qui se larmoyait sur la pauvreté de sa condition, l’élite en place avait un outil merveilleux qui s’appelait l’Eglise. Dès qu’un pauvre paroissien se plaignait d’être pauvre, on lui répondait que Jésus aussi l’était et qu’en fin de compte il était bien plus heureux qu’un riche. Et comme on nous avait réussi à nous mettre dans le crâne, dès le plus jeune âge, que l’Eglise avait le monopole de la bonne morale et de la vérité sur le monde, eh bien ça marchait. Tout le monde finissait par accepter son sort, par naïveté pour une part et peut-être aussi par lâcheté pour une autre… Aujourd’hui, en 2015, notre cathédrale du cinéma, c’est Cannes. Quand le foule de spectateurs s’interroge sur la pauvreté de notre cinéma hexagonal, on lui répond que la Palme d’Or l’est aussi, mais que tout le monde s’accorde pour dire qu’on prend plus de plaisir devant ce genre de film plutôt que sur les autres cinémas clinquants certes mais putassiers en vérité…
Mais après tout pourquoi pas… C’est si facile de lâcher prise. Arrêtons de lutter contre le système et luttons contre nous-mêmes. Faisons ce que l’humain sait faire le mieux : s’adapter à son environnement. N’allons plus voir que du Dheepan et de La loi du marché. On finira bien par y trouver notre compte et notre conviction que finalement, tout ne va pas si mal que cela en France. Au diable les calculs de Messias le matheux et au diable aussi les pseudo-analyses socio-économiques de cet affabulateur de Crapaud. Qu’importe si le premier a su prophétiser le triomphe français avant son avènement, et qu’importe si le second savait trois mois à l’avance que Timbuktu allait tout rafler aux Césars et cela sans même avoir vu le dit-film ! Il est si facile de se laisser bercer par les strasses et les paillettes cannoises. Tout va bien. Notre cinéma est merveilleux. Il se porte bien. Et le monde entier est convaincu avec nous. Dormons. Dormons…