22 février 2007
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Qui n'a jamais entendu parler ne serait-ce qu'une fois de Matrix ? Rien qu'en posant la question, une réponse négative me semble impensable tant cette saga a su défrayer la chronique. Les cinéphiles de tout âge, même les personnes qui ne s'intéressent que très lointainement au cinéma ont tout de même entendu parlé de ce phénomène qui fait désormais partie des classiques de toute une génération. La question que vous pourriez dès lors vous poser serait la suivante : pourquoi donc un nouvel article sur la saga Matrix alors que tout a sûrement été déjà dit, et surtout sur ce blog dont le postulat de départ reste d'évoquer des uvres trop méconnues ou incomprises ?... Pourquoi ? Parce que, bien que cette saga soit désormais connue d'un nombre indénombrable d'individu sur cette planète, il me semble qu'elle n'est pas forcément comprise ou perçue pour ce qu'elle est vraiment. En effet cette saga Matrix est devenue un tel phénomène que tout le monde perçoit son succès comme une évidence et en a perdu de vue ce qui en fait sa singularité et sa force.
C'est donc pour corriger cela que je me suis lancé dans cette article essentiellement consacré au film qui lancé le phénomène : Matrix, le premier du nom. Il me semble en effet que comprendre ce succès et ses raisons peut nous informer grandement sur le cinéma en lui-même mais aussi et surtout et c'est aussi cela qui fait le grand intérêt du cinéma sur la société dans laquelle on vit, celle qui est en train de se construire sous nos yeux sans qu'on ne parvienne à en saisir totalement le sens. Il ne s'agira donc pas ici de faire un grand catalogue rétrospectif des personnages ou des mythes de la saga, mais bien de porter un regard critique et analytique sur le phénomène Matrix.
Un film qui a su jouer des éléments classiques des grandes fables épiques
Paradoxalement, quand on porte un regard analytique sur le premier Matrix, on retrouve dans un premier temps bien plus d'éléments classiques qui permettent d'expliquer ce succès planétaire que des éléments originaux propre à ce film. A la base, Matrix n'a donc rien d'une véritable révolution dans le fond. Bien au contraire, il répond à bien des égards aux conventions habituelles de la fable épique et mystique.
Le thème classique du héros libérateur, seul contre un système d'oppression
Pour se convaincre rapidement que Matrix utilise abondamment les éléments très classiques de la fable épique, il suffit de résumer en deux lignes l'histoire : un jeune homme ordinaire découvre du jour au lendemain que son monde n'est qu'illusion, aux mains d'une terrible puissance oppressive et totalitaire, et qu'il est l'élu destiné à détruire cette dernière et enfin libérer l'humanité de son joug. On se retrouve confronté là à un périple de héros fort classique et sur lesquels se sont déjà reposer de nombreux classiques. C'est aussi bien le cas dans les autres grandes sagas comme Star Wars, le Seigneur des Anneaux, ou bien même Harry Potter, que pour d'autres grands succès qui semblent pourtant s'éloigner de cette thématique : on pourrait aussi bien citer Braveheart que E.T., Spartacus que Tron, et les exemples pourraient se multiplier à l'infini.
Si on y regarde bien d'ailleurs, le profil de Neo ne se distingue pas tant que cela des héros issus des films précités : comme Luke Skywalker, Neo n'est au départ que quelqu'un de très ordinaire, presque banal, qui va se découvrir héros malgré lui. C'est presque le hasard ou le destin qui va le propulser au rang de personnage héroïque. De la même manière, l'univers dans lequel évolue Neo est relativement classique pour une épopée : un monde d'oppression généralisée contre lequel tout le monde ne semble rien pouvoir mais qu'un seul va pouvoir déjouer. Comme toujours, le héros subit dans un premier temps son nouveau statut, mais il finit toujours par accomplir sa destinée : cela fait presque partie de l'essence du héros. Cette ambiguïté se retrouve chez Neo, notamment lors de sa rencontre avec Morpheus : « Crois-tu en la destinée ? - Je n'aime pas l'idée de ne pas être aux commandes de ma vie Bien sûr, et je suis fait pour te comprendre. » Neo est le héros classique par excellence parce qu'il est avant tout ordinaire : c'est un passage quasiment obligé pour un film populaire. Il faut que le spectateur lambda puisse se reconnaître et s'identifier au personnage principal. Le héros doit donc être un gars plutôt quelconque et sans vraie profondeur, ce qu'est d'ailleurs Neo au début du film. Dès lors, à partir du moment où l'intrigue se construit autour du principe du parcours initiatique du héros, qui sera le passage pour lui de l'homme ordinaire à l'homme extraordinaire, on capte forcément l'intérêt car il est dans le cur de tous la volonté d'apprendre à devenir extraordinaire. La fable épique a donc forcément une capacité à toucher les masses plus facilement car elle est une réponse à la frustration et à la crainte de tous : celle de n'être qu'un individu insignifiant dans un système qui sert plus de nous qu'il ne nous sert vraiment. Qui ne s'est jamais retrouvé face à cette idée, évoquée en début de film, et que Neo prend en pleine figure par son patron : « Vous avez un problème avec l'autorité Mr Anderson, vous pensez que vous êtes unique, que les règlements ne vous concernent pas, mais bien sûr vous vous méprenez ».
C'est parce que Neo, comme Luke, comme Frodon, comme Harry Potter, se trouvent être justement des personnages ordinaires appelés à un destin extraordinaires qu'ils captent forcément l'attention. Leur histoire ne fait que répondre aux satisfactions d'un univers collectif commun presque universel. Il est même intéressant de constater que les grands mythes fondateurs des grandes nations qui appuient leur pouvoir sur le peuple, répondent aussi à ce schéma de héros ordinaire révolté contre un pouvoir oppresseur (la Révolution française, l'indépendance américaine, la glorieuse révolution en Angleterre, la Révolte des Gueux aux Pays-Bas, etc
). En fait, il est assez difficile d'imaginer un succès populaire sans cette structure épique en guise de trame à l'histoire. Matrix n'y échappe pas, c'est ce qui en fait un film paradoxalement très classique dans son fond. Très classique, Matrix l'est aussi dans sa forme. Là aussi, nous allons voir que les frères Wachowski, les auteurs du film, n'ont pas hésité à avoir recours à de multiples stéréotypes assez fréquents afin de susciter la fascination du plus grand nombre. Il s'agit en l'occurrence du recours aux multiples références à notre univers mystique, et même souvent religieux.
Le recours à des référents mystiques
Autre élément des plus classiques auxquels ont eu recours les créateurs de Matrix La mystique est souvent un élément indissociable de la fable épique, c'est elle qui lui donne du relief par son aspect presque surnaturelle et inéluctable. Matrix aime jouer de sa carte là, ne serait-ce qu'en mythifiant en permanence cette menace qu'est la Matrice. Cela passe aussi bien par la présentation qui en est faite par les mots que par les images. Quand Morpheus la décrit, il la présente comme une force invisible et omnipotente, comme une forme divine : « Tu ressens sa présence quand tu allumes la télévision, quand tu pars au travail, etc
». Quand elle se présente visuellement aux spectateurs, elle nous apparaît dans tout un fracas visuel proche des représentations faîtes du jugement dernier : des nuages obscurcissant le ciel avec moult éclairs en prime. La Matrice en elle-même est donc déjà chargée de cette imagerie mythologique, mais ce n'est rien en comparaison des personnages.
En effet, les personnages de Matrix eux aussi ont des attitudes et des actes assez proches des récits mythologiques ou bibliques. Il est question de foi, de désintéressement, de libération de son esprit, mais aussi d'envie, de cupidité et de gourmandise. Le personnage de Cypher incarne en cela la parfaite image du pécheur, celui qui se complait dans le monde matériel, peu soucieux du salut de son âme. D'ailleurs, lors de son entrevue dans le restaurant avec l'agent Smith, il cumule les référents aux 7 péchés capitaux : la luxure, l'envie, la paresse et l'orgueil au travers du portrait qu'il fait de sa future vie d'acteur riche et respecté ; et même la gourmandise avec son steak saignant qu'il savoure pleinement. A bien des égards, le comportement de Cypher est assez similaire à celui de Faust qui vend consciemment son âme au diable. Petit détail amusant, le nom de Cypher dans la société de la Matrice est Reagan : peut-être faut-il y voir là un petit pic de mépris des frères Wachowski vis-à-vis du matérialisme de la société reaganienne.
Ce côté mystique sait être renforcé par les propos tenus par Trinity et Morpheus lorsqu'ils rencontrent Neo pour la première fois : Trinity dit avoir la réponse à toute ses questions, « je sais pourquoi tu es ici, pourquoi tu dors à peine » et Morpheus annonce quant à lui le futur immédiat de Neo : « Tu as le regard d'un homme prêt à croire tout ce qu'il voit parce qu'il s'attend à s'éveiller à tout moment, et paradoxalement ce n'est pas tout à fait faux ». Il semble inutile d'énumérer les autres éléments de l'intrigue qui relèvent plus ou moins de la prophétie tant certains apparaissent évidemment : on pourrait se limiter à l'exemple de l'Oracle et de ses prédictions pour s'en convaincre.
Les auteurs de Matrix ne s'arrêtent d'ailleurs pas là. Surfant sur l'idée évoquée précédemment d'individu lambda qui prend de la consistance dans une mission, on n'hésite pas à utiliser le vocable « d'élu », vocabulaire à connotation plus que religieuse. Le nom des personnages est d'ailleurs plus que révélateurs qui renvoient directement à l'imagerie religieuse : Trinity renvoie à la sainte Trinité ; Morpheus, le distributeur de pilule, renvoie lui à Morphée, divinité des rêves ; enfin Neo un nom à plusieurs entrées renvoie à la fois au renouveau (neo en grec veut dire nouveau) mais aussi à son identité d'élu car Neo est également un anagramme de « The One », l'élu en anglais (ce qui vient renforcer l'idée de prédestination du personnage). Pour conclure cette partie, on pourrait également se rappeler le nom du vaisseau dont Morpheus est le commandant, Nebucadnezzar (en français, Nabuchodonosor), nom d'un roi de Babylone qui a vu dans un songe inspiré par Dieu la destruction prochaine de son empire et la libération du peuple élu.
Matrix donc, a su asseoir son succès sur de bonnes vieilles recettes tel que l'usage de codes épiques et mystiques, comme ont pu le faire auparavant d'autre saga comme notamment « la guerre des étoiles » ou même « le seigneur des anneaux ». Mais la création d'un succès est donc t-elle aussi simple ? Suffit-il seulement d'avoir recours aux classiques de la fable épique saupoudrée de mythologie pour obtenir un succès planétaire ?
Un film venu donné une identité à une génération qui n'en avait pas encore
Certes, la présence d'éléments propre à la fable épique ou au langage mystique peut expliquer le facile accès pour tous à cette aventure, mais elle ne permet pas à elle seule d'expliquer l'ampleur du phénomène. Pour preuve, tous les films qui ont eu recours à des procédés proches de Matrix ne sont pas devenus des succès incontournables. Le cas le plus intéressant est notamment celui de Dark City, film d'Alex Proyas sorti une année avant Matrix et dont les frères Wachowski se sont visiblement inspiré.
Dark City reprend trait pour trait la même trame de Matrix et dans un univers similaire : un jeune homme ordinaire se rend compte qu'il vit en fait dans une ville-laboratoire qu'utilisent des extra-terrestres malvenants pour faire des expériences sur les humains. Chaque nuit, ils changeaient la ville et les personnalités des habitants à leur guise pour poursuivre leur expérience jusqu'à ce que le héros se découvre le pouvoir de sortir du système et de renverser pour l'ordre établi pour le compte de l'humanité. La ressemblance est pour le moins troublante, et elle se retrouve également dans le style visuel adopté, que ce soit dans les atmosphères très lugubres ou bien encore dans la similitude de certains personnages.
Les agents dans "Dark City" et dans "Matrix"
Pourtant Dark City n'a rencontré qu'un succès d'estime, auprès de spectateurs plutôt avisés, mais n'a pas rencontré le succès populaire qu'a pu rencontrer Matrix. Qu'est-ce qu'avait donc Matrix qui en a fait un phénomène mondial et que n'avait pas son prédécesseur Dark City ? C'est en posant cette question que les particularismes de Matrix se font jour. La grande différence entre Matrix et Dark City, c'est que le film des frères Wachowski a su se construire une identité autour d'une génération qui en manquait cruellement. Matrix est devenu un phénomène mondial parce qu'il s'appuyait sur un phénomène social : l'émergence de l'identité d'une génération virtuelle en quête d'identité.
Jennifer Connelly dans "Dark City" et Carie-Ann Moss dans "Matrix"
Un film qui s'adresse à la « génération virtuelle »
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Encore une fois, il suffit d'analyser l'histoire et ses héros pour comprendre que matrix s'adresse à un public très ciblé. Le héros, Neo, est un individu assez représentatif de ce qu'est la jeune génération d'aujourd'hui, celle qui s'est construite avec le monde de l'informatique, de l'information et du virtuel. Neo est jeune, Neo passe son temps sur son ordinateur, Neo exprime plus volontier sa personnalité au travers de son identité virtuel le pirate Neo qu'au travers de son « moi » social, l'employé Thomas Anderson. Au fond, ce héros est quelqu'un de pas très sociable, pas mal individualiste, et surtout avec un problème de confrontation avec son identité et de sa réalité. Il le montrera d'ailleurs dès le début du film en interrogeant celui qui vient frapper à sa porte pour acheter des programmes pirates : « Il t'es jamais arrivé si tu étais réveillé ou encore endormis ? »
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L'identité de Thomas Anderson et celle de Neo sont d'ailleurs souvent confrontées, notamment par l'agent Smith qui entend le faire rentrer dans le rang : la première respectable avec code de sécurité sociale, des impôts payés, l'autre est virtuelle, celle d'un pirate ». Ce qui est intéressant d'ailleurs dans Matrix, c'est que Neo va devoir très vite faire un choix lors de son interrogatoire avec l'agent Smith : soit sa vie réelle, celle de Thomas Anderson, soit sa vie imaginaire, celle de Neo. Mais dans ce film, tous les repères sont inversés dans la mesure où la vraie vie réelle n'est pas la vie sociale, mais c'est plutôt la vie virtuelle. Inversement, la vie sociale n'est perçue que comme une illusion qui est en fait un semblant de réel. Encore une fois cette vision antagoniste des choses est au fond assez proche de cette génération qui s'est épanouie via internet et les jeux-videos qui sont au fond des jeux de rôle virtuels dans lesquels on adopte des identités choisies et non les identités données par la société.
D'une certaine manière d'ailleurs, la façon dont est présenté le périple de Neo est assez similaire à celui d'un joueur de MMORPG, ces jeux de rôles à univers persistant tels World Of Warcraft ou plus anciennement Everquest. Car au fond, qu'est-ce qui caractérise la communauté du Nébucadnezzar si ce n'est leur voyage permanent entre deux mondes, un réel et un virtuel, dans lesquels l'expression de leur identité diffère ? A bien y regarder en effet, cette communauté s'exprime dans la Matrice comme des joueurs expriment leur identité dans un jeu-video multijoueurs. Certaines scènes ont d'ailleurs des allures de parties de jeu-video comme lors du moment où Morpheus se fait capturer et libérer, avec des scènes de fusillades totalement déshumanisées.
En tout cas, cet aspect communautaire dans le monde virtuel vient renforcer cette idée au fond très séduisante pour la nouvelle génération : celle que l'identité virtuelle a au fond plus de sens et plus de réalité que celle que nous impose notre société. Rien qu'en cela, Matrix ne peut qu'avoir un impact sur les nouvelles générations en délivrant un message qui leur parle, et qui va dans le sens de leur expérience, car quel est le message du film au fond : c'est que notre personnalité imaginaire peut être plus représentative de notre être que notre personnalité du monde de tout les jours. Mais le simple fait de s'adresser aux nouvelles générations ne suffit pas pour expliquer un tel succès, il y a aussi ce qui est dit. Et sur ce point, Matrix ne se limite pas à quelques phrases dans le courant du moment : il y a un véritable discours, un message qui est adressé à la génération virtuelle. Ce message a autant de force qu'il offre à une génération en quête d'identité des valeurs qui lui sont propre et qui se distinguent de celles de la génération précédente, mais surtout et aussi une philosophie cohérente qui valorise le style de vie et la sociabilité qu'adopte la génération virtuelle.
Un film qui prône un renversement des valeurs en faveur de la nouvelle génération
Ceci n'aura sûrement échappé à personne, mais il y a un vrai discours révolutionnaire dans ce Matrix, un discours qui appelle au renversement des bases de la société au nom de valeurs nouvelles. Il n'est même pas besoin de commenter certains passages pour comprendre le message diffusé, exemple de ce moment ou Morpheus fait redécouvrir à Neo ce qu'est la Matrice :
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« La Matrice est un système, Neo, et ce système est notre ennemi. Quand on est à l'intérieur, qu'est-ce qu'on voit partout, des hommes d'affaires, des enseignants, des avocats, des charpentiers. C'est avec leur esprit qu'on communique pour essayer de les sauver, mais en attendant, tous ces gens font quand même partie de ce système, ce qui fait d'eux nos ennemis. Ce qu'il faut que tu comprennes, c'est que pour la plupart ils ne sont pas prêts à se laisser débrancher. Bon nombre d'entres eux sont tellement inconscients et dépendants du système qu'ils vont jusqu'à se battre pour le protéger [
]. Si tu n'es pas l'un d'entre nous, tu es l'un de ces types. Toute personne que nous n'avons pas débranchée est potentiellement un agent. Ils sont à la fois tout le monde et à la fois personne. »
La lecture qui est faite de la société réelle du monde contemporain par Matrix est sans concession : chacun qui vit en société est l'esclave d'un système qui l'exploite mais qu'il défend malgré lui. C'est ce système qui fait perdre à chacun son identité et sa personnalité, diluées dans la masse, au point qu'au final « ils sont à la fois tout le monde et à la fois personne ». Déjà plus avant dans le film, Morpheus affirmait à Neo que « comme tout les autres il était enchaîné. Le monde est une prison, une prison où il n'y a ni espoir, ni odeur, ni saveur. Une prison pour son esprit ». Certes, ne prenons pas le discours au pied de la lettre et sorti de l'intrigue, mais le discours de Matrix accroche la nouvelle génération car elle appelle peut-être pas à la révolution mais sûrement à l'action. Le film part au fond du principe que la perte d'identité que chacun fini par connaître en se fondant dans les conventions de la société n'est pas une fatalité qui conduit nécessairement à un certain mal-être. Une alternative est possible et l'affirmation de son identité imaginaire est une alternative.
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Ce message a forcément de quoi capter l'attention des nouvelles générations puisque c'est un discours qui appelle à affirmer son « moi » imaginaire, celui des mondes virtuels, et donc à construire son identité en conquérant la société en lui imposant ses valeurs. En mettant en avant une identité « nouvelle génération », Matrix parvient ainsi à flatter cette même génération, puisqu'il la pose comme une communauté qui doit considérer ses valeurs et les défendre.
'univers Matrix conduit donc à porter de la considération à ceux qui n'en n'ont pas dans la société du concret parce qu'on les juge justement asociaux. On se plait effectivement tous à voir Neo, l'individu méprisé par son patron, se retrouver soudainement traité avec égard par Morpheus : « tout l'honneur est pour moi ». Mais plus que de la considération à l'égard de ses valeurs, Matrix a su trouver l'engouement des nouvelles générations parce qu'en plus de tout ce qui vient d'être vu, le film a aussi la cohérence nécessaire dans son discours pour servir de porte-étendard de la génération virtuelle.
Un film qui apporte une philosophie cohérente au style de vie de la nouvelle génération
Si Matrix a su aussi parler aux foules, c'est parce que c'est un film qui semble apporter une réponse, à ce grand trouble identitaire que connaît la nouvelle génération. L'idée est donnée dès le départ lorsque Neo, le héros encore ordinaire, est guidé vers cette grande réponse qui comblerait son vide et son incertitude intérieure : Trinity. Quand Neo la rencontre pour la première fois, elle lui tient le propos suivant : « Je sais pourquoi tu es ici, je sais tout ce que tu as fais, je sais pourquoi tu dors à peine, pourquoi tu vis seul et pourquoi nuit après nuit tu restes assis devant ton écran, tu le cherches désespérément. » L'intrigue nous fascine car l'intrigue prétend apporter les réponses à des questions qui, finalement, sont universelles.
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C'est un discours au fond très classique, mais qui s'adresse à une génération en manque d'identité, une génération qui attendait justement un message, des valeurs sur lesquelles se construire une conscience collective. D'un certain point de vue, cette lacune est logique : d'une part parce que cette génération est nouvelle, avec aucun repère parmi les générations précédente, mais aussi parce qu'elle est jeune : il lui est donc difficile de prendre du recul par rapport à elle-même. D'une certaine façon, Matrix arrive un peu comme ce messie qui va lui donner cette lecture d'ensemble qui lui fait défaut.
D'ailleurs, les créateurs de Matrix témoignent dans leur film de leur capacité à prendre du recul sur ce phénomène social d'ampleur qu'est le glissement des personnalités vers le virtuel suite à la perte de sens de la société réelle. La preuve en est la présence d'un ouvrage sur la question, Simulacre et Simulation, dans lequel Neo cache d'ailleurs ses disquettes en début de film. Cet ouvrage, écrit par le Français Jean Baudrillard évoque justement la tendance progressive qu'ont les sociétés à se déconnecter de la réalité par le fait de ne plus faire reposer ses actions que sur des représentations forcément appauvrissantes du concret. En avançant cette référence, les frères Wachowski induisent l'idée que l'évolution que prend notre société par le biais de la nouvelle génération est au fond quelque chose d'inéluctable et profondément libérateur de la situation humaine. Pour info, les deux frères avaient sollicité Baudrillard pour qu'il fasse une apparition dans la suite du premier Matrix mais ce dernier a élégamment refusé.
En tout cas, cette référence démontre bien que le film entend défendre une idée centrale : celle que les notions de réel et de virtuel sont relatives, et qu'on peut parfois se rapprocher de la réalité par le virtuel plutôt qu'en restant dans le monde concret des choses. Matrix est un film qui appelle à la relativisation, à la prise de recul sur la notion de réalité. On ne s'étonnera d'ailleurs pas des nombreuses références qui sont faites au Alice aux pays des merveilles de Lewis Carroll, que ce soit dans les propos de Cypher ou bien encore dans la présence du fameux lapin blanc qu'il faut suivre dès le début du film. L'histoire d'Alice est en effet assez similaire à celle de Neo : c'est une petite fille qui fait son apprentissage dans le monde virtuel qui est celui de son imagination. Son aventure a été virtuelle, mais son enseignement lui a bien été réel.
Ce genre de périple imaginaire peut même parfois être plus réel que l'expérience vécue dans le véritable monde. Qu'apprend Morpheus à Neo lors de leur premier voyage de la Matrice de Neo ? « Qu'est-ce que le réel ? Qu'elle est la définition du réel ? Si tu veux parler de ce que tu peux toucher, de ce que tu peux goûter ou de ce que tu peux voir et sentir, alors le réel n'est seulement qu'un signal électrique interprété par ton cerveau. » On pourrait dans un premier temps interpréter cette révélation comme une dévalorisation de l'approche de l'individu face au réel, en fait elle renvoie au fait que la seule vraie réalité se trouve dans notre esprit et que par conséquent, réel ou virtuel, seul l'impact sur l'esprit a de l'importance.
C'est donc aussi et surtout parce qu'il ouvre le spectateur vers une nouvelle vision de notre société, dans laquelle son rôle est entièrement redéfini et revalorisé, que ce premier épisode de Matrix parvient à exercer un tel pouvoir de fascination. Certains diront que ce pouvoir de fascination est foncièrement limité car restreinte à la seule « génération virtuelle ». En ce sens ils n'auraient pas tort, mais cette même génération et celle qui composera l'essentiel de notre société dans quelques décennies, et ce Matrix fera dès lors partie de la culture populaire de masse, quelques soient les générations, comme Star Wars est aujourd'hui considéré comme un grand classique alors qu'a son époque il était essentiellement destiné à un public jeune.