Tel un rouleau compresseur, l'arrivée du nouveau Batman dans nos salles françaises a su se faire tambours battant. Record absolu pour ce qui est des recettes engrangées lors du premier week-end d'exploitation ; 300 millions de dollars au bout d'une semaine, et voilà que le film s'apprête à s'ancrer à la seconde place, derrière Titanic, dans l'histoire des plus grand succès de tous les temps. Et maintenant le voilà chez nous, le Batman !
Il défraye la chronique, mais il emballe aussi les critiques et les foules. Autant Batman Begins son prédécesseur avait laissé un souvenir mitigé, autant ce Dark Knight a tout pour conquérir les foules et s'ancrer très rapidement au rang des grands films cultes. Mais qu'a t-il de plus que tous les autres films de super-héros ce second opus réalisé par Christopher Nolan ? Est-il plus riche en scènes d'action ? A t-il des effets-spéciaux qui n'ont été vu nulle part ailleurs ? Non. Rien de tout cela. The Dark Knight surplombe la concurrence, entre même dans l'histoire, non pas parce qu'il fait plus, mais parce qu'il fait autrement. Avec ce nouveau volet des aventures de Batman, Nolan révolutionne littéralement le film de super-héros.
Pour sûr il saura plaire ce Batman, car Begins aura su lui préparer le terrain, lui poser les bases, et permettre ainsi à Nolan de faire ce qu'il comptait faire depuis le début avec l'homme chauve-souris. Il plaira, mais sera-t-il pour autant compris ? The Dark Knight sera t-il perçu par tous pour le chef d'uvre révolutionnaire qu'il est vraiment ? Nolan mérite depuis des années une reconnaissance mondiale qui lui échappe encore, et c'est pour vous faire prendre conscience de la richesse et de la densité de ce film que cet article va s'évertuer à en disséquer les principales lignes.
Dans la continuité du commencement , ou le règne de la peur
Quand on parcourt les critiques postées sur Allociné qui traitent de ce Dark Knight - pour l'essentiel dythirambiques soit dit en passant - une comparaison revient souvent pour le valoriser : c'est celle d'avec son prédécesseur Batman Begins. On retrouve souvent l'idée que ce Dark Knight est plus profond, plus sombre, plus équilibré qu'un Begins qui n'était pas aller jusqu'au bout de sa démarche. Cette comparaison est des plus compréhensibles tant elle relève du réflexe logique. Pourtant, pour ceux qui auront bien pris le temps de comprendre cette première adaptation de l'homme chauve-souris par Christopher Nolan (si ce n'est pas votre cas, je ne peux que vous inviter à lire un autre de mes articles !!) une telle comparaison peut apparaître comme quelque peu injuste tant finalement Begins pose toutes les bases sans lesquels Dark Knight ne serait rien. En effet, par bien des points, Dark Knight ne fait que développer la démarche introspective mené par le précédent opus de Nolan, et le premier thème a être immédiatement repris, c'est celui du rapport du héros à la peur. Begins avait en effet longtemps exploré comme le héros d'une ville comme Gotham - ville dominée par la peur - ne pouvait quêtre étroitement liée à ce sentiment autant primaire que pénétrant. Sur ce sujet précis, Dark Knight ne fait que développer jusqu'au paroxysme le propos initié par Begins.
Sous la caméra de Nolan, le discours se veut clair : Batman n'est pas un super-héros qui s'oppose à la peur pour mieux la faire disparaître. Bien contraire, Batman incarne la peur et est né de la peur elle-même. Né tout d'abord de la lutte de Wayne face à sa peur d'être victime, sa peur d'être impuissant, sa peur d'être coupable, sa peur de ne pas être digne du nom qu'il porte. Symboliquement d'ailleurs, toutes ces peurs se condensent au final par une seule : celle des chauve-souris. Né ensuite de la peur qui règne au sein de Gotham City véritable « cité de la peur » s'il en est où ce n'est pas la loi ou le sens commun qui fait vivre la ville mais bien la peur de la pègre : les flics « croquent » non pas parce qu'ils sont malhonnêtes, mais ils croquent parce qu'ils ont peur et qu'ils veulent être du côté le moins dangereux. A Gotham, le bon côté n'est pas celui des bons, mais celui des ignorés ou des protégés. Un homme de bien comme Thomas Wayne, le père bienfaiteur de Bruce et de Gotham, pouvait-il apporté le bonheur et la paix en répandant le bien et en respectant la loi, si la loi de la ville est la loi de la peur ? Pour Bruce, assurément non. Voilà pourquoi Batman, aussi ambigu se doit-il d'être, est apparu aux yeux du golden boy, héritier d'un bienfaiteur déchu, comme une nécessité. Pour Wayne, le héros de Gotham ne doit pas prendre la peur pour ennemi. Il doit la prendre comme un instrument à retourner contre l'ennemi véritable : la pègre qui gangrène la ville. Comme il fut d'ailleurs dit à Ra's al Ghul dans Batman Begins, l'objectif principal est de "retourner la peur contre ceux qui la sèment" ; il ne s'agit pas de l'éliminer. Batman et la peur ne font donc qu'un, et les premières minutes de ce Dark Knight vont nous montrer que c'est de là que cette figure héroïque tire toute son ambiguité, et par bien des points, toute sa faiblesse.
La première griffe de Nolan dans ce Dark Knight est là : Batman n'est pas un symbole qui contribue à l'effacement du règne de la peur. Bien au contraire, Batman est l'apothéose de ce frisson qui parcourt Gotham. Preuve finalement de cette ambiguïté qu'incarne l'homme chauve-souris, c'est qu'il n'est pas un personnage aimé au sein de Gotham. Le commissaire veut l'arrêter, la foule demande qu'on le livre au Joker... Mais au fond quoi de plus logique ? Batman est un personnage construit sur la peur, et non sur la loi. Il a recours à des méthodes musclées pour obtenir ses informations, il n'a pas peur de pratiquer le rapt comme c'est le cas avec Lau, et ses raids en Batmobile sont souvent destructeurs. Finalement, nul ne connaît les limites de cet homme au-delà des lois. Finalement, ses seules limites sont celles qu'il se fixe lui-même, et s'il se décide à les repousser encore - en tuant notamment - nul ne pourra l'arrêter car il est insaisissable. Parce que Gotham n'a pas d'emprise sur le pouvoir de son protecteur, elle finit par le craindre car elle prend conscience qu'elle est à la merci de son bon-vouloir. On craint la pègre parce qu'elle ne craint pas de violer les lois. Il en est de même pour Batman pour exactement les mêmes raisons. En ce sens, le point de vue de Natasha, la danseuse de ballet qui accompagne Bruce pour un soir est fortement révélateur du sentiment commun qu'on aurait tous face à un tel personnage : ce sont aux institutions démocratiquement élues de faire respecter la loi, sinon la ville subit Batman, de la même manière qu'elle subit de la pègre. En construisant son action autour de la peur, Batman y tire cette une certaine force et une réelle facilité, néanmoins c'est aussi jeter une alumette sur une ville qui ne demande qu'à s'embraser...
A la fin de son périple dans Begins, Wayne expliquait qu'il ne devait pas combattre en homme, mais en symbole, car un symbole est immortel et qu'il peut ainsi inspirer les hommes. Or, en créant un symbole de peur, Batman n'est pas finalement sans reproduire le modèle de son ancien maître Ra's al Ghul. La scène d'introduction du personnage de Batman dans Dark Knight témoigne d'ailleurs d'un certain chaos. On s'attend à voir intervenir Batman lorsque l'épouvantail refourgue sa came, or c'est plusieurs Batman qui débarquent, qui plus est avec des armes à feu. Cela donne à la scène un coté anarchique qui traduit bien l'ambiguïté de l'action de l'homme chauve-souris. Il suscite des vocations, certes sincères, mais qui génèrent plus le chaos qu'elles ne construisent l'ordre et la paix. Batman en deviendrait presque un anti-héros, celui qui catalyse plutôt qu'il n'atténue ce contre quoi il lutte. Batman n'est pas apaisement, il est envenimement. Il n'est pas ordre, il est chaos.
Le chaos ; voila bien la vitesse supérieure à laquelle Dark Knight nous fait passer. Au temps de Falcone dans Batman Begins, la pègre instaurait la peur certes, mais c'était une peur dans l'ordre. Depuis l'avènement de Batman, la peur est restée, mais l'ordre se disloque. Cette déliquescence vers laquelle Dark Knight nous fait sombrer petit à petit se symbolise très bien au travers de cette progressive passation de pouvoir entre les mafieux traditionnels tels Salvatore Maroni, Gambol, ou encore l'entrepreneur chinois Lau, et de l'autre côté les nouveaux malfrats - taillé à la mesure de l'homme chauve-souris comme l'est le Joker. L'apparition de ce personnage est d'ailleurs très intéressante dans ce film car elle ne se fait pas de manière tant rocambolesque que cela. C'est juste un personnage un peu déluré qui fait son apparition au milieu de la clique traditionnelle de malfrats. Le Joker n'est pas un personnage si impressionnant que cela au départ : il n'a pas d'homme, il n'a pas de pouvoir, on se moque d'ailleurs de lui. C'est finalement l'action hors-norme de Batman qui vont susciter en réponse un gain d'influence de ce personnage qui a pourtant tout pour être marginalisé. Joker est un personnage intéressant, un personnage d'envergure, uniquement grâce à son association avec Batman. Lors de sa garde à vue d'ailleurs, le Joker expliquera bien à l'homme masqué qu'il n'existerait pas sans lui. Finalement il a raison quand on regarde l'intrigue de ce Dark Knight. Sans Batman à Gotham, un « freak » comme le Joker n'aurait pas fait long feu. Il n'est pas fiable (il tue ses associés) et il n'est pas maîtrisable (ce n'est ni l'argent ni le confort qui semblent l'intéresser, donc il n'existe aucun moyen de faire pression sur lui). A noter d'ailleurs, qu'à la première rencontre entre le Joker et les grands pontes de la mafia, Gambol lance un contrat sur lui, mort ou vif. Dans un Gotham sans Batman, un personnage aussi marginal et déluré que le Joker n'aurait jamais pris d'envergure. Isolé, il aurait vite été mis hors circuit. Mais Batman est là...
Dans Dark Knight, c'est la présence de Batman dans Gotham qui brouille toutes les cartes. On l'avait vu dans Begins, au temps du règne de Falcone, la pègre violait les lois mais savait profiter de la stabilité des institutions légales pour maintenant une forme d'ordre, leur ordre. Les règles du jeu sont connues et les limites des uns et des autres sont plus ou moins établies. Avec Batman, tous les coups sont permis. Les règles du jeu volent en éclats : on peut avoir recours au pire car le pire peut être envisagé avec l'homme chauve-souris. Car au fond, quel est l'évènement déclencheur de l'éclosion du Joker ? A revoir ce Dark Knight, vous constaterez que la pègre fait appel au Joker seulement après que Batman ait capturé Lau à Hong-Kong. Sans Batman, l'argent de la pègre était en sécurité ; avec Batman pour violer les juridictions, qui sait ce qui peut arriver ? D'ailleurs le Joker ne fait consensus autour de lui que par un seul et unique objectif : tuer le Batman. A la fin de Begins, le lieutenant Gordon disait à Batman que lorsque la police pourra se payer des semi-automatique, la pègre se fournira en automatiques ; quand la police portera du kevlar, la pègre se payera alors des balles perforantes. Gordon annonçait à la fin de Begins que l'arrivée de Batman, de sa théâtralisation et ses méthodes allait entraîner en retour une escalade dans la peur et les coups permis. C'est ce qui arrive dans Dark Knight : l'avènement de Batman personnage au dessus des lois Gotham sombre dans le chaos. Or, il ne fait nul doute que la puissance crépusculaire que ce film parvient à générer vient aussi et surtout de cette donnée reversante qui nous fait nous questionner sur la pertinence et la légitimité de l'existence même de son héros.
Cette vérité, tous en ont conscience. Bruce Wayne se la pose lui-même à plusieurs reprises dans le film, notamment auprès de son majordome. Ce dernier s'efforce de le rassurer en lui disant que les choses s'empirent toujours avant de s'arranger. La vraie question qui se pose alors à Batman est de l'ordre même de son existence. Si les choses sont amenées à devenir pires, ne faut-il pas mieux tout arrêter ? La scène la plus riche de sens à ce sujet en devient d'ailleurs celle de l'interrogatoire du Joker par Batman, au cur même du commissariat. C'est à ce moment que la destruction intérieure du héros s'extériorise le plus. Dans un milieu surchargé en lumière, Batman ne tranche qu'encore plus : il est exposé, en cage même. C'est un interrogatoire où il frappe, il hurle, mais où son impuissance est caractéristique. Joker tend à présenter Batman comme un personnage vain et vide de sens, où la seule différence qu'il semble s'exprimer entre les deux hommes réside dans le fait que Batman se refuse à tuer. Effectivement, le Joker n'agissant pas pour l'argent, la question des motivations des deux hommes se pose. Tous d'eux agissent hors des lois, dans le seul but de combler un désordre intérieur. En ce sens, le refus de tuer est bien ce qui distingue Batman du fou, comme l'est le Joker. Pourtant, c'est cet interdit salvateur qui le rend impuissant face à son ennemi de l'instant. Batman, lui qui se présentait justement sans limite au début de ce Dark Night, se rend finalement compte que ses limites sont ce qui le sépare du Joker.
Ainsi en arrive-t-on à cette première caractéristique totalement incroyable de ce Dark Knight, c'est que Nolan n'a pas construit son opposition entre son super-héros et son super-méchant sur le fait qu'ils aient des super pouvoirs tous deux. Non, au fond, les pouvoirs que détiennent Batman et Joker n'ont rien de surnaturels : Batman et Joker règnent par la terreur, par la peur qu'ils suscitent. Ils n'ont de pouvoir que celui que la population leur donne. Le combat que se livrent Batman est le Joker n'est plus d'ordre physique, il est d'ordre moral, pour ne pas dire social. Pas étonnant du coup que Nolan prend à contre-pied total le film de super-héros en en faisant pas une confrontation en grandes scènes d'actions bourrées d 'effets spéciaux mais au contraire en une sorte de grand polar noir digne des Parrains et autres Nuit nous appartient. En ce sens d'ailleurs, la scène la plus spectaculaire du film qui est la scène de poursuite entre le camion blindé et le truck du Joker c'est une scène où l'intérêt n'est pas tant dans le déchaînement d'adrénaline, mais bien plus dans la tension dramatique qu'elle exerce. A cet instant, on ne ressent qu'une chose, c'est la pression inexorable du chaos sur l'ordre, du Joker sur la paix et l'ordre voulu par tous. Ce qui est remarquable finalement c'est que, pour ce film, la forme ne fait que suivre le fond. Finalement, nous n'avons pas de film de super-héros, mais simplement un super-film de héros. C'est une démarche rare, osée, qui demandait une construction très aboutie, à laquelle participe Begins, mais qui s'accomplit pleinement dans ce Dark Knight. Rien que par cela, le film est presque révolutionnaire, dans le sens où il révolutionne le film de super-héros.
Un combat à double-face, l'homme face au symbole
Jamais film de super-héros n'est finalement allé aussi loin. Pour une fois, le héros pose clairement la légitimité de son action voire même de son existence dans l'équation que pose la réussite de sa mission. Pour Bruce Wayne, comme pour le spectateur, la question se pose : Batman est-il d'une réelle utilité publique où bien n'a t-il été qu'un exutoire personnel répondant à une démarche égoïste, et auquel il va falloir mettre fin ? Au fond, cela vient à se poser la question de façon différente : Batman n'est-il simplement que le générateur de l'escalade vers le chaos, où bien est-ce le pire avant l'apaisement ? Pour Bruce Wayne, la question se pose d'autant plus qu'elle se double d'un sacrifice personnel. Certes, la conception de Batman a apporté à Bruce Wayne du sens, du courage, mais surtout de l'apaisement intérieur. Mais c'est au prix d'un sacrifice permanent en tant qu'homme. Souvenons nous effectivement de la genèse du personnage Batman dans Begins. Bruce expliquait à son majordome Alfred, de retour de son périple initiatique, que s'il agissait en tant qu'homme, en tant que Bruce Wayne, il était vulnérable, car on pouvait s'en prendre à lui ou à ses proches. D'où l'idée du symbole: le symbole est insaisissable, et surtout, il est immortel. Cependant, faire vivre ce symbole Batman a un coût, et la rencontre dans son manoir avec Ra's al Ghul l'a bien démontré. Pour sauver Batman, pour le maintenir au statut de symbole sans identité, Bruce Wayne a dû accepter d'entacher la réputation de son nom en se faisant passer pour ivre mort et ainsi permettre l'évacuation de sa maison. Chaque choix est un sacrifice, or jusqu'alors Bruce a toujours privilégié le symbole à l'homme ; Batman à Wayne. D'ailleurs, autre moment clef de ce choix dans le sacrifice : le renoncement à Rachel à la fin de Begins. Le message qui lui est délivré est simple : tant que Batman vivra, il ne pourra y avoir de place pour le vrai Bruce Wayne. Or, si l'arrestation de Falcone et la neutralisation de Ra's al Ghul à la fin de Begins laissait suggérer que ce sacrifice était salutaire à la ville, Dark Knight avec l'anarchie suscitée par la Joker et que le personnage de Batman contribue à alimenter la question de la légitimité d'un tel sacrifice se pose. Dark Knight, c'est l'épisode où le héros est avant tout menacé par l'homme qui le fait vivre plutôt que par l'ennemi qui cherche à le détruire.
Cette remise en cause de la croisade de Wayne en Batman, c'est la position qu'occupe Rachel qui finalement le symbolise le mieux. Rachel, c'est le retour à la vie normale, c'est goûter le bonheur abandonné pour partir au combat et qu'on retrouve une fois le devoir accompli. Les retrouvailles récurrentes entre Wayne et Rachel dans ce Dark Knight ne font que concrétiser la lutte chez Batman entre l'homme qui aspire à la tranquillité, et le symbole qui aspire à la justice. Plus d'une fois, on ressent ce dilemme, et il n'en est que plus croissant à partir du moment où la terreur inspirée par le Joker se fait grande. Or, ce dilemme prend toute sa dimension lorsque la responsabilité de Batman dans l'escalade de violence est mise en évidence. Et ce dilemme n'en est que d'autant plus renforcé que Batman, le personnage ambigu qui suscite autant le mal que le bien, semble avoir trouvé son parfait successeur : celui qu'on appelle le chevalier blanc, Harvey Dent.
Comme le dira un moment Wayne à Alfred, Harvey Dent est ce qu'il espérait susciter en créant Batman : des vocations. Dent est ce que Batman ne peut pas être : dans le respect de la loi, dans le réconfort des foules plutôt que dans la peur. Il est aussi dans l'idée que maintenant que Dent est, Batman peut se permettre de disparaître, et surtout peut permettre à Bruce Wayne de trouver enfin la paix et l'équilibre auxquels il aspirait tant depuis la mort de ses parents. En ce sens, dans la mesure où il est présenté comme un successeur, Dent est finalement le personnage le plus important de l'intrigue, devant même le Joker, car c'est lui qui fournit le meilleur parallèle au personnage de Batman. Alors que Joker est un regard de Batman en creux sur le plan du fond, au travers de ce qu'il n'est pas, de son opposé, Dent est au contraire un second Batman, mais qui lui ne s'édifie pas dans la peur mais bien dans le souci premier de la justice. Preuve en est d'ailleurs de la primordialité du personnage de Dent, il est surnommé le chevalier blanc, ce qui le met directement en regard au chevalier noir, titre du film qui renvoie à Batman. Autre élément qui met directement Batman et Dent en parallèle, c'est Rachel, dont ils sont tous deux amoureux.
Or, encore une fois, c'est Rachel qui va permettre de mettre en avant le dilemme qui touche le héros : puisque Dent, comme Batman, vont avoir à choisir entre l'homme et le symbole. Or, pour Wayne, le choix semble évident : le seul à pouvoir endosser le symbole c'est Dent. Batman a crée Dent après que Wayne ait crée Batman : la boucle semble bouclée. Dent, c'est le chevalier blanc, celui qui n'a pas été entaché, lui. Il est dans la loi, il ne fait pas peur. C'est lui le vrai symbole, c'est lui le vrai héros. Le vrai choix à faire c'est bien celui de Dent c'est d'ailleurs à lui que s'en prendra Joker à la fin, « parce que c'était le meilleur d'entre nous » dira-t-on notamment. Mais un héros ne semble pouvoir se construire que dans l'épreuve, c'est du moins ce que laissait suggérer Begins. Bruce Wayne n'a pu combattre la pègre en tant que Bruce Wayne car en tant qu'homme il était vulnérable, et qu'en faisant plier l'homme on pouvait tordre le symbole. Ce que Wayne n'a pu éviter avant Batman, Dent ne pouvait l'éviter non plus. Frapper l'homme pour toucher le symbole : c'était toute la démarche du Joker en s'en prenant à Rachel. Dent non plus ne pouvait concilier les désirs de l'homme et les nécessités du symbole : un jour ou l'autre le héros est confronté à un choix, celui du sacrifice.
C'est dans leur rapport au sacrifice que Dent et Wayne deviennent très instructifs les un sur les autres, et notamment sur la nature du héros. Batman est, dès l'origine, un personnage qui assimile le sacrifice car il s'est construit autour de la perte des parents de Bruce Wayne, il est venu remplir un vide. Harvey Dent est quand à lui l'antinomie du héros nolanien, du moins tant qu'il n'a pas connu la perte de Rachel. Le héros nolanien est celui qui n'a pas voulu être héros, c'est l'homme ordinaire qui par la force du hasard se retrouve victime du destin et n'en ressort que par un parcours initiatique qui va le construire en tant que héros. Le héros nolanien, c'est celui qu'on n'envie pas parce qu'il souffre, mais qu'on respecte pour le sacrifice qu'il a consenti à faire. Le héros nolanien, c'est Batman. Dent lui ne répond pas à cette définition : tout lui sourit, tout lui réussit, il a tout. Il n'est pas ordinaire, et le hasard des aléas de l'existence n'est pour lui qu'une notion abstraite. L'aléa existe, mais il est sous contrôle, un peu comme ce que laisserait suggérer sa pièce aux deux faces identiques. Pour lui, l'épreuve n'a rien de constructive, elle expose au contraire l'homme à se détruire lui-même. Comme il le dira lui-même à Wayne, « l'homme n'est un héros que s'il ne vit pas assez longtemps pour devenir un voyou ». En tuant Rachel, en exposant l'homme à l'épreuve, Batman survivra. Dent, en tant que symbole, lui, s'écroulera. Il sortira de la loi, ce qui faisait justement de lui le chevalier blanc celui qui n'est pas entaché , il confondra justice avec vengeance, enfin il franchira l'ultime limite que Batman n'a jamais osé franchir : il va tuer. Finalement, en devenant Double-Face, Dent est devenu ce que Batman serait devenu s'il avait franchi la limite du meurtre : il est devenu un second Joker.
Par delà le bien et le mal.
Au fond, le vrai duel qui s'opère au sein de ce film, ce n'est pas celui entre le Joker et Batman, ni même entre Dent et Batman (dont le Joker serait alors un arbitre), le vrai duel a lieu en fait au sein de Batman lui-même, Dent et Joker ne faisant que symboliser les deux extrêmes vers lesquels le personnage principal est en porte-à-faux. Mais Batman n'est au fond qu'une allégorie, une porte d'entrée par laquelle tout-un-chacun est amené à vivre sa dualité intérieure. Dark Knight n'est pas un combat entre le bien et le mal comme pourraient l'être nombre de films de super-héros, Dark Knight est en fait la recherche de la limite entre ces deux antipodes. Or, en opérant de la sorte, Batman nous conduit à nous interroger intérieurement sur l'essence même qui compose notre nature humaine.
Est-ce finalement le meurtre la grande limite à ne pas franchir ? Encore faut-il en avoir le choix. C'est du moins toute la démonstration du Joker durant tout le film. Ses histoires concernant ses cicatrices toutes variantes d'ailleurs renvoient toujours à la même idée : la pièce chez lui est toujours tombé côté face, et depuis le début. Quand il évoque son enfance la première fois, il montre à quel point la notion « d'épreuve » qui, quand elle vient rompre la normalité peut ouvrir sur le parcours initiatique du héros est quelque chose de totalement vide de sens pour lui. Le Joker, c'est l'anti-héros par excellence. Contrairement à Dent ou Wayne, il n'a pas connu cette normalité qui aurait pu donner un sens à l'épreuve. Chez le Joker, sa vie a été une épreuve, dès le début. De même, lorsqu'il évoque sa belle compagne tailladée par son mac, le Joker montre à quel point le sacrifice auquel il a consenti autre composante du héros ne lui a apporté que des pertes. Bien sûr, ces histoires se contredisant, impossible de savoir laquelle est vraie. Mais au-delà d'apporter du mystère au personnage, ces histoires sont surtout l'occasion de montrer que la notion de bien et de mal est toute relative pour ceux dont les dés sont dès le départ pipés. Le Joker, c'est celui qui a connu l'épreuve plus qu'un homme ne pourrait, c'est celui qui a consenti le sacrifice sans en voir le bénéfice. Effectivement, le Joker n'est pas un criminel ordinaire comme le suggérait Alfred : le Joker ne s'intéresse pas à l'argent. Le Joker n'est que souffrance et surtout vengeance : le Joker, c'est le Bruce Wayne des débuts, c'est le Harvey Dent de la fin...
De la même manière que le meurtre de ses parents était l'épreuve initiatique qui conduisit Bruce Wayne sur le parcours sombre du héros, la rencontre pour le Joker est en quelque sorte une nouvelle épreuve, mais ce coup-ci pour Batman lui-même. Le Joker, c'est le criminel par ordinaire, c'est le fou. En soit, Joker est le criminel ultime, celui qu'on ne peut contrôler en s'attaquant à son argent comme c'est le cas de Maroni. Le Joker renvoie Batman et Gotham à l'épreuve qui les révèlera vraiment à eux-mêmes. La mise en concurrence des deux bateaux, dont l'un ne pourra survivre que s'il fait sauter l'autre, est la démarche la plus significative de tous les plans qu'a mené le Joker. Il tient à montrer à quel point la notion de bien et de mal sont relatives. Livrer Batman au Joker est mal. Mais quand c'est pour sauver la ville des meurtres du Joker, alors le discours change: livrer un hors-la-loi comme Batman, c'est bien. Quand il s'agit de tuer Coleman Reese, un simple homme d'affaire qui s'apprête à révéler l'identité de Batman (bref, un « innocent »), on retrouve encore des gens prêts à abattre l'homme plutôt que de voir un hôpital brûler comme l'avait promis le Joker. Finalement, commettre un meurtre est-il vraiment une limite, si ce meurtre sauve un hôpital ? Dans ce jeu, le coup des bateaux, qui est carrément un appel à l'assassinat de masse, est la confrontation absolue qu'a trouvé le Joker face aux contradictions d'une société. En bon anti-héros qu'il est, il entend démontrer par a+b que la notion de mal est toute relative, ainsi même que la valeur de toute action quel qu'elle soit. Le fait est que les limites morales sont en fait illusoires et hypocrites, et le chaos qu'il parvient à instaurer dans la ville ne fait que démontrer qu'il n'y a rien à attendre de la nature humaine, de la même manière que lui n'en a rien obtenu.
Non, la vraie limite n'est pas celle du meurtre. La vraie limite, c'est celle du sacrifice. L'action de l'individu penche vers le bien à partir du moment où elle accepte de mettre de prendre la décision de désavantager son propre parti plutôt que de céder à quoi que ce soit qu'on juge néfaste. Cette question ne se pose pas qu'à partir du moment où des vies sont en jeu comme c'est le cas lors des jeux sinistres du Joker, car chaque acte quel qu'en soit l'importance joue son rôle dans l'édifice du chaos. Les deux flics que descendra Double-Face n'avaient fait « que » croquer dans les pots de vin des hommes de Maroni. Ils voulaient juste se mettre à l'abri, ne pas faire de vague ; ils ne savaient pas. Comme le dira alors Double-Face à la jeune Ramirez qui lui sort la complainte de celle qui ne savait pas, ce dernier répondra que « c'est le deuxième flic qui me répond ça » avant de la tuer. C'est de cette somme de petites lâchetés que le règne de la peur parvient à s'imposer à Gotham. Comme le dira Joker, il suffit de quelques bandits pour instaurer le chaos. En fait il ne suffit que de quelques lâches, ceux qui sombrent à la peur plutôt qu'au sacrifice, pour faire basculer la pièce du côté sombre. Ainsi, même un défilé de policiers comme c'est le cas à la suite de la mort du commissaire devient un moment effrayant, où l'instabilité se ressent, car on sait qu'il ne suffit « que de quelques bandits ».
Ainsi, en complément de ce que Begins instaurait déjà à sa lecture introspective du héros, Dark Knight montre bien que ce n'est pas de la domination de ses peurs que naît le héros, mais bien du sacrifice. Après tout, Harvey Dent et Joker sont deux exemples de personnes qui ne connaissent plus la peur : Joker est dérangé et n'aspire qu'au chaos tandis que Dent n'a plus rien à perdre dans sa vendetta meurtrière... Non, le fondement même du héros se trouve bien dans le sacrifice. Le sacrifice, c'est celui qu'a fait Wayne en reniant sa propre personne pour devenir Batman. Le sacrifice, c'est aussi celui qu'a fait Gordon en se faisant passer pour mort, causant ainsi le désarroi dans sa famille. Le sacrifice, c'est enfin celui qu'aurait dû faire Dent de ses souffrances d'hommes pour les préférer aux exigences du symbole qu'il était. D'ailleurs, en conclusion du film, ce qui ancre au final l'action de Batman dans la démarche héroïque et la rend ainsi légitime c'est encore une fois un sacrifice ; celui de la notoriété. Si la survie de l'espoir passe par la protection du symbole qu'était Harvey Dent, si la survie du chevalier blanc n'est possible qu'en le faisant mourir « avant qu'il ne devienne un voyou », alors Batman est prêt à être sacrifié, à être conspué, à être détesté pour l'obtenir. Après le sacrifice de l'homme est passé le sacrifice du symbole. Au fond Wayne fut héros dès qu'il sacrifia sa vie de Bruce Wayne au profit de Batman, mais Batman n'atteint finalement le statut de héros qu'à la fin de ce Dark Knight, en sacrifiant le symbole qu'il aspirait à être au profit de ce symbole pur qu'est le chevalier blanc. Etre héros, c'est finalement être celui qui saura endosser la cape noire, celle du mépris et de l'incompréhension, lorsqu'il vaut mieux qu'un autre prenne la blanche. Etre héros, c'est savoir être le chevalier noir : The Dark Knight.
Conclusion : une révolution en marche ?
Après un tel flot d'interprétations diverses et variées, il serait tout à fait légitime de réagir en se disant qu'il ne fallait certainement pas aller jusque là pour se convaincre que ce Dark Knight est un très bon film ! Il peut suffire tout simplement de constater qu'il fait passer un bon moment pour se convaincre de la qualité de ce film. Néanmoins, je pense que nul ne pourra me contredire quand j'affirme que Dark Knight est de ces films qui parviennent à nous submerger sans qu'on sache parfois dire pourquoi, sans qu'on sache forcément poser des mots dessus. C'est en cela qu'il me semble primordial parfois de s'oser à ce genre de regard introspectif, tant ils peuvent nous apprendre sur la nature d'un film, et tout simplement sur les spectateurs que nous sommes.
Or, que ressort-il de ce Dark Knight ? Il me semble que la première des choses, c'est qu'il tire toute sa force de sa capacité à explorer des idées et des sentiments qui sont fédérateurs. Dark Knight n'est pas un simple film d'opposition, ce n'est pas un « film-opium » visant à fournir au peuple sa dose de fantasmes comme peuvent l'être généralemennt les films de super-héros. Non, Dark Knight est un film introspectif, qui s'interroge sur la nature des individus, des personnalités, des sociétés. Bref Dark Knight est un film qui s'interroge sur nous, et qui nous conduit à nous interroger de même avec lui. Dark Knight, à l'image des films de Christopher Nolan, a pour moi cette qualité essentielle, c'est qu'il nous prouve qu'au fond, les films qui nous parlent le plus sont les films qui nous ouvrent l'esprit sur un nouveau regard, sur une vérité.